• « La liberté et le commun chez Axel Honneth »

    Alice Le Goff, Maître de Conférences en philosophie – département de sciences sociales, Faculté SHS, Université Paris Descartes 1

    Théorie et méthodologie de Axel Honneth

    Axel Honneth dresse une grammaire morale des mouvements sociaux traversée par l’enjeu de la reconnaissance et de son déni. Il établit une phénoménologie des luttes pour la reconnaissance : reconnaissance-amour, reconnaissance-respect (droit), reconnaissance-estime (travail). Il interprète les luttes sociales comme moteur du déploiement moral de la société, il s’agit selon lui d’une expérience morale à interpréter à partir d’une grammaire de la reconnaissance et du mépris social.

    L’une des constantes a été de montrer que l’on peut articuler une théorie de la justice sociale (« plurielle ») susceptible de fournir des ressources pour penser les institutions. La trajectoire de Honneth a consisté à un retour de plus en plus marqué à la source hégélienne et à l’éloignement de la source marxiste, également structurante pour lui dans le cadre de l’Ecole de Francfort. Il effectue une démarche de reconstruction normative pour déterminer jusqu’à quel point les conditions de la liberté ont atteint un certain degré de concrétisation sociale.

    L’enjeu est de dégager les revendications de droits qui sont restées sans réponse en évitant l’écueil d’un idéalisme constructiviste d’inspiration kantienne (Rawls, Habermas), d’une approche trop abstraite, d’un universalisme surplombant qui déduit des normes indépendamment des contextes sociaux. Il critique l’écueil inverse : le danger de souscrire aux croyances morales dominantes en versant dans une forme de conventionnalisme sans avoir de critère pour évaluer leur rationalité de façon critique. Honneth choisit donc une reconstruction normative comme voie moyenne entre ces différentes démarches : partir des rapports sociaux sans laisser de côté la réflexion normative et la réflexion sur la rationalité.

    « Toute société incarne dans une certaine mesure un esprit objectif » se traduit pas la proposition suivante : « les institutions reflètent les convictions partagées par les personnes de la société ». Pour remplir la définition de la Justice (rendre à chacun son dû), il faut s’intéresser à la signification des pratiques sociales établies. Il s’agit de tester des institutions et des pratiques les plus indispensables à la reproduction sociale en les classant à partir du critère de la réalisation et de la stabilisation de certaines valeurs centrales. Honneth s’intéresse à la question de la pathologie sociale : quelles pratiques et institutions ne représentent pas suffisamment les valeurs qu’elles sont censées incarner ?

    Conception de la liberté

    Selon Honneth, il y a une tendance à subsumer le concept de reconnaissance sous celui de liberté qui devient le concept central. Ce qui constitue le socle d’une théorie de la justice est nécessairement la liberté individuelle. Il existe trois modèles de liberté individuelle :

    • Liberté négative : a émergé au moment des guerres de religion. Il s’agit d’une non interférence, de la poursuite de son intérêt sans rencontrer d’obstacles externes. Cela conduit à la tendance à accorder au sujet la possibilité de l’égoïsme. Elle rejoint l’union du pacte social, de l’existentialisme sartrien et du libertarisme.
      La critique de ce concept considère que la liberté négative s’arrête au seuil de l’auto-détermination individuelle, c’est-à-dire qu’elle se concentre sur la dimension la plus externe de la liberté d’agir.
    • Liberté réflexive : elle se concentre sur la réflexion à soi du sujet, guidé dans son agir par ses seuls intérêts propres. Il s’agit de l’autonomie comme auto-législation et auto-réalisation individuelle. Deux modèles sont établis à partir de Rousseau : l’auto-législation (Kant) et l’auto-réalisation (romantisme allemand). Issue de ce modèle est individualiste ou collectiste (républicanisme).
    • Liberté sociale : elle prend en compte des réalités institutionnelles et renvoie à l’idée de dialectique du subjectif et de l’objectif. La reconnaissance recouvre les pré-conditions objectives de la liberté individuelle. La liberté sociale implique la participation à des institutions sociales se caractérisant par des pratiques de reconnaissance. C’est une conception expressive des institutions comme permettant une stabilisation des rapports de reconnaissance.

    La liberté négative renvoie à une sphère juridique, la liberté réflexive à la réalisation de la liberté morale, et liberté sociale renvoie à la liberté individuelle. L’idée clé est que les catégories du droit ne suffisent pas à saisir les formes sociales de la liberté, que sont les pratiques, les coutumes et les rôles sociaux. Il faut distinguer la liberté juridique (autonomie privée juridiquement garantie), qui est l’expression de la liberté négative. Pour que ma volonté libre deviennent effective il faut que je puisse me prévaloir d’un droit déterminé et que je dispose de manière exclusive de certains biens.

    La pathologie sociale désigne l’évolution qui conduit à la détérioration des capacité rationnelles et de coopération. La juridicisation extrême transforme les moyens en fins. La liberté juridique permet de se replier sur la sphère privée, la liberté morale permet de rejeter des pratiques sociales. Mais ces libertés ne forment pas une liberté partagée sur un mode d’inter-subjectiviyé. La liberté sociale renvoie à des sphères d’action coopératives (amour, capitalisme de marché, espace public).

    Discours sur la sphère économique et économisme moral

    Le marché peut être une sphère de liberté sociale. Concernant le néolibéralisme, il cherche à comprendre comment des idéaux émancipateurs sont devenus pathologiques et sources d’idéologie de la désinstitutionnalisation. Tout ce qui était aspiration à la créativité et à la flexibilité est transformé en injonction. L’économie est justifiée à la condition de dépendre de normes morales qui garantissent que toutes les parties prenantes acceptent l’ordre du marché. Il faut un espace permettant une articulation des intérêts et une culture des institutions corporatives. Pour comprendre le marché comme sphère de liberté sociale, il faut mettre en relief l’obligation de travailler, l’opportunité de réaliser un travail payé.

    Mise en perspective : les principaux angles sur lesquelles la position de Axel Honneth peut être discutée de façon critique

    Le déclin des mécanismes discursifs d’intégration et les normes morales mal explicitées ne permettent pas d’envisager la sphère économique comme un lieu social de coopération. Honneth a tendance à proposer une version affaiblie de cette conception radicale de la démocratie. Réaliser toutes ces promesses de liberté passe par la revitalisation d’un espace public de libre échange. Sa relecture des mouvements sociaux présente les contestations contre le marché comme des revendications qui se font au nom de la liberté sociale et que le marché doit lui même être une sphère de liberté sociale.

    1 Ce texte reprend l’exposé oral présenté par Alice Le Goff au séminaire « Les communs, l’Etat et le marché comme système » du 29 janvier 2016.