• « Les catégories juridiques questionnées par la problématique des communs »

    Etienne Picard, Professeur émérite de droit public, Université Paris I Panthéon-Sorbonne 1

    Comment le principe du commun va-t-il être formalisé ? Il s’agit de partir d’une donnée selon laquelle le monde du commun, les connaisseurs du commun sont différents. Il faut tenir compte de cette donnée pour répondre, en distinguant deux pôles dans l’archipel du commun, comme deux idéaux-types au sens wébérien du terme. Il s’agit d’établir un jugement de la réalité par rapport à ces constructions intellectuelles.

    Le premier pôle est pragmatique. C’est un principe d’action le plus immédiatement déterminant dans l’approche du commun, d’inspiration humaniste qui ne cantonne pas à cette référence à l’humain. Derrière le commun, il y a une anthropologie, une conception de l’homme et de la société.

    Le second pôle est idéologique, systématique, global, total, holistique. Cette conception du commun paraît être une sorte de solution quasi générale à toutes les questions de politique et de gouvernance, un substitut général à la globalisation, au marché et au capitalisme. Tout, ou à peu près tout, peut relever du principe du commun.

    Il ne peut y avoir une seule réponse à la question des catégories juridiques questionnées par le commun. L’impact du commun sur les éléments structurant l’ordre juridique se situe à deux niveaux : celui des principes fondamentaux sur lesquels il repose ; et celui des institutions majeures de cet ordre juridique.

    L’IMPACT DU COMMUN SUR LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE L’ORDRE JURIDIQUE

    • Incidences sur les principes méta juridiques

    La pensée sur le droit le détermine presque entièrement dans ses fins, ses formes, pensées, catégories et principes. L’ordre juridique est marqué du sceau de la modernité au sens historique et philosophique du terme, survenant à partir de la fin du Moyen-Âge (1492). La modernité s’accomplit en 1789 pour devenir du droit positif. Elle est marquée par le volontarisme et le rationalisme : la volonté n’est pas un acte de simple volition qui serait de l’ordre de l’hybris, mais un acte de la Raison moderne de Descartes qui déconstruit le monde et par conséquent se dit aussi capable de le reconstruire. Tout est rationnel ou doit l’être, reconstruction selon ses vues pour faire l’homme comme le « maitre et possesseur du monde », afin qu’il puisse enfin exercer sa volonté. La volonté est la seule source du droit pour le faire échapper à l’histoire, au déterminisme, à la coutume et aux pesanteurs du passé. Principe de l’idée du commun de type volontariste rationaliste.

    Selon la conception holistique, tout naturalisme et tout essentialisme est refusé pour penser le commun, en se concentrant sur la volonté comme source du droit. Selon cette conception du commun, rien n’est par nature ou par essence de l’ordre du commun, au sens de res comunes. Est commun ce que l’on veut qui soit commun, ce que la volonté seule fait advenir commun. Le commun est une construction de la pensée et de l’agir humain, ce n’est pas le produit de ce que la nature nous a livré de commun (air, eau, forêts,…). Cette conception du commun prend l’exact contrepied de la loi du marché qui considère tout comme une valeur marchande. Le commun voudrait-il tout communaliser ? C’est en se défendant de vouloir établir le communisme d’Etat fortement dénoncé comme un échec et une tyrannie.

    Selon la conception pragmatique, il est exclu que tel objet soit essentiellement commun, mais elle ne limite pas le commun à ce que la nature peut imposer. Cette conception peut construire du commun mais ne le fait pas par l’effet d’un a priori, comme une construction dictée par une forme d’idéologie du commun. Le souci d’efficacité prédomine, il s’agit de partir du constat et de chercher prudentiellement les moyens de le résoudre. Démarche aristotélicienne et non platonicienne comme l’est l’autre idéal-type.

    La solution qui en est issue amène au principe du commun qui n’est pas la norme des normes mais un instrument pour trouver des solutions et restituer la dimension humaine de l’homme. Le principe du commun est considéré comme chemin de vérité car il est l’expression de la vérité humaine et sociale. Il y a une ontologie dans l’inspiration du commun selon le pôle pragmatique. Dans ces conditions, le devoir-être est inscrit dans l’être et ne lui est pas opposé comme dans la conception normativiste du droit. Il ne s’agit pas de vaincre l’être des choses mais de le servir volontairement en devenant ce que l’on est. Cette conception relève d’une conception jusnaturaliste classique.

    • Incidences sur les principes fondamentaux positifs de cette double inspiration volontariste et rationaliste

    Incidences sur la liberté : Le principe positif de l’ordre juridique le plus fondamental se trouve dans le titre même de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. L’homme et le citoyen représentent une dualité essentielle à la compréhension de l’ordre juridique positif : deux constructions juridiques de l’individu, de l’être humain, de la personne, qui sont également des catégories juridiques. A partir de la même entité humaine, le droit imagine deux concepts séparés chargés d’une forte intentionnalité mais investis par la volonté de parvenir à un but.

    La société est pensée comme le produit d’un contrat entre les hommes naturellement libres, lui conférant les moyens de se donner un pouvoir, une puissance publique chargée de conserver le droit naturel. Cela aboutit à la dualité dichotomique entre l’Etat et la société, le privé et le public. L’humanité est coupée en deux en elle même : entre l’homme entité privée qui vise ses droits subjectifs à son profit, solitaire, égoïste et arbitraire et le citoyen, homme public dans son rapport à la cité, qui a le souci de l’intérêt public en allant à la délibération publique.

    Le principe du commun s’élève contre cette double dichotomie : guérir la tare originelle en intégrant l’homme au citoyen et le citoyen à l’homme. Séparation de la société et de l’Etat, qui s’arroge subjectivement le pouvoir de déterminer le bien de la société et de ses membres. Le commun ponctuel peut se positionner entre le public et le privé sans remettre fondamentalement en cause la dualité. Le commun holistique estime que tout peut et doit être commun, rien ne peut rester purement public ou privé.

    Incidences sur l’égalité : Ce que veut le principe du commun est liberté et égalité ajustée aux rôles et responsabilités de chacun. Liberté et égalité formelles peuvent être modulées à proportion des responsabilités partagées et réparties en fonction des compétences. Le commun holistique peut s’apparenter à l’idée d’une auto-organisation sociale. Quant à l’égalité des droits, elle constitue une référence, mais pas un moteur ou une finalité dominante. Dans le triptyque liberté–égalité– propriété, cette dernière occupe une place très importante. La propriété privée comme pouvoir d’appropriation et d’usage exclusif est l’ennemi, car elle permet l’usage de la ressource épuisable.

    LES INCIDENCES A L’EGARD DES INCARNATIONS INSTITUTIONNELLES MAJEURES

    • Les incidences sur les institutions organiques

    – Du point de vue des organes et des procédures de la démocratie : la problématique du commun a une valeur maximale, elles en sont le terrain d’élection. La démocratie est condamnée en tant qu’elle opère aujourd’hui une captation du pouvoir par les organes démocratiques. La démocratie vue par le commun implique une forme de diffusion dans le corps social du pouvoir de décider. La simple participation à la décision ne suffit pas, et encore moins la consultation.

    L’idéal-type pragmatique se satisfait d’une diffusion limitée de la connaissance et du pouvoir de décider circonscrit à chaque commun particulier. Il n’y a pas de remise en cause totale de la démocratie.

    L’idéal-type holiste remet en cause de manière totale la démocratie telle qu’elle existe aujourd’hui : il peut y avoir un commun des communs au niveau national, voire international.

    – Du point de vue de l’administration et de ses services publics : il s’agit de la valeur la plus négative qui soit pour le commun qui souhaite se substituer au marché et à ses lois, ainsi qu’à l’administration et aux services publics. Les communes n’étaient autrefois pas des personnes de droit public, des relais de l’administration publique, elles étaient comme des associations privées, groupements de fait réels sur le plan du droit positif. Elles n’étaient pas hypostasiées comme étant des personnes s’interposant entre la commune et les habitants de la commune. Une transformation s’est opérée au début du XXe siècle, avec les arrêts Terrier, Terron, Feutry du Conseil d’Etat : les communes sont des personnes publiques, leurs actes sont régis par le droit public avec la compétence du juge administratif. Il résulte de l’hypostase un désinvestissement des habitants dans les affaires qui les concernent.

    • Les incidences sur les institutions normatives

    – Du point de vue de la hiérarchie des normes : tout ordre juridique est hiérarchisé, cette hiérarchie fait partie de l’ontologie du droit. Elle n’est pas entièrement l’oeuvre de la volonté humaine, car des hiérarchies s’imposent à elle. La dichotomie de l’être et du devoir-être s’estompe, car le devoir-être obéit à des réalités ontologiques, l’être s’imposant au devoir-être du droit. La volonté des hommes a-t-elle prise sur cette hiérarchie ?

    Les différentes philosophies du commun l’envisagent de manière différente :

    La conception pragmatique progresse de manière prudentielle par la méthode pragmatico- inductive. La norme supérieure, la plus générale dépend plus ou moins de la norme inférieure sur le plan de son contenu.

    La conception holiste raisonne de façon logico-déductive jusqu’au point d’application de la norme au fait, qui est changé par le droit. La pensée du commun peut partir de l’expérience.

    – Du point de vue de la normativité : la distinction obligation – contrainte est centrale. Ce n’est pas la nature formelle de l’acte qui détermine la normativité du contenu de l’acte. Ce qui compte c’est l’intention des auteurs collectifs de la norme de ne pas se lier avec telle ou telle obligation. C’est la logique Ostrom – Ollagnon. Les normes peuvent être expérimentales, prudentielles et évolutives. Elles sont issues de procédures d’élaboration que le droit formel ne connaît pas. La normativité est tirée de la valeur du contenu, faisant une différence avec les principes de l’ordre juridique positif.

    1 Ce texte reprend l’exposé oral présenté par Etienne Picard au séminaire « Les communs, l’Etat et le marché comme système » du 27 février 2015.